Noa Noa
J'étais
bien loin de ces prisons, les maisons européennes. Une case maorie
n'exile, ne retranche point l'individu de la vie, de l'espace, de
l'infini.
Cependant, je me sentais là bien seul. De part et
d'autre, les habitants du district et moi, nous nous observions, et la
distance entre nous restait entière.
Dès le surlendemain
j'avais épuisé mes provisions. Que faire ? Je m'étais imaginé qu'avec
de l'argent je trouverais tout le nécessaire de la vie. Erreur ! c'est à la nature qu'il faut s'adresser pour vivre et elle est riche et elle est généreuse
: elle ne refuse rien à qui va lui demander sa part des trésors qu'elle
garde dans ses réserves, sur les arbres, dans la montagne, dans la mer.
Mais il faut savoir grimper aux arbres élevés, aller dans la montagne
et en revenir chargé de fardeaux pesants, prendre le poisson, plonger,
arracher dans le fond de la mer le coquillage solidement attaché au
caillou.
J'étais donc, moi, l'homme civilisé, inférieur,
pour l'instant, aux sauvages vivant heureux autour de moi, dans un lieu
où l'argent, qui ne vient pas de la nature, ne peut servir à
l'acquisition des biens essentiels que la nature produit ; et comme,
l'estomac vide, je songeais tristement à ma situation, j'aperçus un
indigène qui gesticulait vers moi en criant. Les gestes, très
expressifs, traduisaient la parole et je compris : mon voisin
m'invitait à dîner. Mais j'eus honte. D'un signe de tête je refusai.
Quelques minutes après, une petite fille déposait sur le seuil de ma
porte, sans rien dire, quelques aliments proprement entourés de
feuilles fraîches cueillies, puis se retirait. J'avais faim ;
silencieusement aussi j'acceptai. Un peu plus tard, l'homme passa
devant ma case et, me souriant, sans s'arrêter, me dit sur le ton
interrogatif ce seul mot : « Paia ? ». Je devinai : « Es-tu satisfait ?
»
Ce fut, entre ces sauvages et moi, le commencement de
l'apprivoisement réciproque. Sauvages ! Ce mot me venait inévitablement
sur les lèvres quand je considérais ces êtres noirs aux dents de
cannibales.
Déjà pourtant je commençais à comprendre leur
grâce réelle. Cette petite tête brune aux yeux tranquilles, par terre,
sous des touffes de larges feuilles de giromons, ce petit enfant qui
m'étudiait à mon insu et s'enfuit quand mon regard rencontra le sien...
Comme eux pour moi, j'étais pour eux un objet d'observation, l'inconnu,
celui qui ne sait ni la langue ni les usages, ni même l'industrie la
plus initiale, la plus naturelle de la vie. Comme eux pour moi, j'étais
pour eux le « Sauvage ». Et c'est moi qui avais tort, peut-être.
Paul Gauguin, Noa Noa (extraits), 1897